Nous allons donc étudier le chant XXIV de l’Iliade, chant dans lequel les femmes se lamentent sur le corps d’Hector. On peut remarquer que c’est le dernier chant de l’oeuvre et que par conséquent l’Iliade ne s’achève pas par la fin de la guerre, mais par la fin du dernier héros guerrier de Troie. C’est une scène de palais (en opposition aux scènes de batailles) dans laquelle trois femmes vont se succéder pour pleurer sur la dépouille d’Hector qui constitue leur seul point commun. Cette scène de palais est à rapprocher du chant VI qui lui aussi est une scène de palais dans laquelle les trois mêmes femmes s’adressent à Hector, mais de son vivant. Nous avons décidé d’étudier ces trois femmes, c'est-à-dire : Hécube, Hélène et Andromaque, mais aussi, à travers elle, la figure d’Hector. Nous nous sommes également demandés si ces trois femmes soient des héroïnes.
Hécube incarne une figure de la paix dans son rôle de mère par excellence, celle dont le fils préféré (sur les dix-neuf qu’elle a donnés à Priam) vient d’être tué et qui vient de procéder à sa toilette avant la crémation rituelle. Sa haine pour l’assassin ne lui fait pas perdre la mesure, ni la piété religieuse dont elle fait montre tout au long du Poème.
Mère d’Hector, elle apparaît aussi comme la mère des troyens, par son sens de l’intérêt commun et son obéissance aux lois humaines et divines. D’ailleurs, dans le portrait d’Hector qu’elle contribue à tracer, elle fait ressortir la piété religieuse et le sens du devoir.
Lors des adieux d’Hector, au Chant VI les paroles d’Hécube sont empreintes de dévotion aux dieux et d’amour maternel : « Reste là, je te vais apporter un doux vin, tu en feras d’abord libation à Zeus et aux autres dieux ; tu trouveras après toi-même profit à en boire », ce à quoi Hector répond en faisant de sa mère sa représentante auprès des dieux et en manifestant une aussi grande dévotion qu’elle par sa connaissance des usages rituels, en lui répondant : « il n’est jamais permis d’adresser des prières au Cronide à la nuée noire, quand on est souillé de sang et de boue ».
Le Chant XXIV apparaît en tous points comme la confirmation des sentiments relevés au Chant VI, la préférence d’Hécube pour Hector, « toi de tous mes enfants le plus cher » ; sa constance religieuse, malgré la mort du héros et la confirmation de son rôle d’intermédiaire auprès des dieux, « tu étais chéri des dieux, même venue la mort fatale, ils s’inquiètent encore de toi ».
Sa dévotion l’empêche d’ailleurs de voir dans la mort d’Hector l’accomplissement d’un plan divin, elle exonère l’Olympe de toute implication directe, préférant y voir l’acte de forces qui leur sont supérieures, en l’occurrence le Destin (Chant XXII) ou la Fatalité.
Et toujours en écho au Chant VI, dans les pleurs d’Hécube, Hector a enfin trouvé le repos, loin du fracas des armes, « et te voilà, là aujourd’hui, étendu dans ta maison, le teint frais… »
L’héroïsme d’Hécube tient essentiellement au rôle dans lequel elle se maintient, de maîtresse de la sphère privée du Palais, et de la famille royale, toute à sa fidélité et à son obéissance à la norme sociale qui place la femme en état d’infériorité de fait par rapport à l’homme et au guerrier.
Et, si elle voue une haine féroce à ces « fils des Achéens au nom abhorré » (Chant VI) et tout particulièrement à celui qui lui a pris son fils et dont au début du Chant XXIV (vers 201-202) elle voudrait « [dévorer] le foie en y mordant à belles dents »elle n’approche la démesure qu’en paroles !
Tout le reste de ses actes s’inscrit dans la mesure, et à aucun moment, elle ne parait mettre en doute la validité de la Guerre. Ses conseils sont ceux d’une modératrice. Ils sont inspirés par la prudence lorsqu’elle cherche à dissuader Hector d’affronter directement Achille, mais ils ne recèlent jamais de lâcheté : « si tu veux repousser ce guerrier ennemi, fais-le donc de derrière nos murs » (Chant XXII). De même, c’est son dévouement à Troie et au dernier rempart que représente Priam qui la pousse à lui déconseiller d’aller réclamer le corps d’Hector à Achille – au mépris des usages en vigueur auxquels elle est, par ailleurs, si attentive. Pour elle, c’est encore le Destin qui a décidé de laisser le cadavre sans sépulture…
Tout ou presque donc n’est que mesure chez Hécube. Ce sont les successeurs d’Homère qui la feront entrer de plein pied dans la démesure, Euripide notamment qui la poussera aux pires excès de la vengeance, en l’affectant à des rôles de mère meurtrie par la mort de ses enfants. Le mythe va jusqu’à la métamorphoser en chienne, enragée d’avoir voulu venger le plus jeune de ses fils : Polydore, assassiné par le Roi de Thrace, Polymnestor à qui il avait été confié par Priam.
Une autre légende enfin décrit Hécube quittant captive Troie, après avoir pris soin d’avaler les cendres d’Hector - de crainte qu’elles ne soient profanées par les Achéens. Cet acte en fait non seulement la Prêtresse mais la mémoire vive du Héros mort puisqu’elle accepte d’en devenir la sépulture, après en avoir été le berceau.
Hélène au départ est la fille de Zeus et de Léda. Elle est jumelle de Pollux et également sœur de Castor et de Clytemnestre, tous deux fils de Tyndare (époux légitime de Léda).
Elle n’est pas Troyenne à proprement parler puisqu’elle est à la base l’épouse de Ménélas, que Tyndare avait choisit pour elle. Il avait fait jurer aux autres prétendants de tous se réunir derrière celui qu’il aurait choisit, contre quiconque voudrait la lui disputer. (Ce qui est sûrement la cause du grand nombre de grecs participants à la guerre de Troie.) Donc pendant une absence de Ménélas, le Troyen Pâris, fils de Priam, se fait aimer d’Hélène et l’enlève. Ce qui attire sur sa patrie une longue et sanglante guerre. Ainsi Hélène n’est pas très appréciée des Troyens hormis d’Hector et de Priam.
Donc, Hélène s’adresse à Hector de son vivant et après sa mort, au chant VI et au chant XXIV. Ces deux discours peuvent être mis en parallèle.
On peut remarquer, dans le chant XXIV, qu’Hélène éprouve beaucoup d’affection pour son beau-frère. Elle lui dit qu’il est, de tous ses beaux-frères, son préféré. Et cela tient du fait qu’il est l’un des seuls Troyens à ne pas l’avoir blâmée ou jalousée.
Dans ces deux discours on peut voir qu’elle s’en veut d’être à l’origine de la guerre et regrette de ne pas être morte avant que Pâris ne l’enlève.
Elle dresse un portrait très flatteur d’Hector. Dans le chant VI, elle voit en lui le guerrier qu’elle aurait aimé épouser. Elle met Hector sur un piédestal, au niveau guerrier, tout en rabaissant Pâris.
Elle voue un culte au guerrier qu’incarne Hector de son vivant. Par contre, dans le chant XXIV, elle voue un culte à la générosité et à la gentillesse du héros.
On peut donc croire que, bien qu’il ait beaucoup compté pour elle, elle pleure plus sur elle-même et sur la perte de son seul protecteur à Troie.
En effet contrairement à Hécube, elle reste tout de même très axée sur elle-même et sur son sort. Elle peut apparaître par certains points comme égoïste.
Malgré tout cela on peut reconnaître dans Hélène une figure du héros ; mais aussi de l’aède, puisqu’elle est la seule à annoncer à Hector (au chant VI) qu’ils seront chantés après leur mort : « Zeus nous a fait un dur destin, afin que nous soyons plus tard chantés des hommes à venir.»
Donc figure du héros : tout d’abord au sens d’Hésiode, puisque Hélène est la fille d’un dieu et d’une humaine.
On peut également distinguer en elle la démesure. En effet elle est la figure de l’amour extraconjugal : puisqu’elle était épouse de Ménélas et est devenue l’épouse de Pâris. Et on peut remarquer, au chant VI, dans les paroles qu’elle adresse à Hector, qu’elle semble ressentir plus que de l’amour fraternel et de la reconnaissance pour lui : « Pourquoi du moins n’ai-je donc pas été la femme d’un brave capable de sentir la révolte, les affronts répétés des hommes ? » On peut reconnaître Hector dans ce brave qu’elle aurait voulu épouser et non pas Pâris qui est un pleutre.
Elle est un parfait exemple de l’amante, et le fait qu’elle n’ait pas d’enfants ne l’inscrit pas dans la mesure au même titre qu’Hécube ou Andromaque.
Mais bien qu’elle soit le symbole même de la démesure en étant la cause de la guerre, elle fait tout de même preuve de mesure. Tout d’abord dans sa fidélité à Troie et à Pâris (elle aurait pu tenter d’user de ses charmes pour séduire Hector). Mais aussi dans l’acceptation de son sort : d’épouse contrainte, de femme rejetée et de captive.
Pour tous ces points : donc le fait qu’elle descende de Zeus, le courage, la mesure et la démesure dont elle fait preuve (tout en gardant son statut de femme) Hélène peut être considérée comme une héroïne.
Andromaque, comme Hécube sa belle-mère, apparaît a priori comme une figure de la paix, elle est dévolue à la maison de son époux et à l’éducation d’Astyanax leur fils - des prérogatives auxquelles Hector ne manque pas de la renvoyer à la fin du Chant VI : « il dit et met son fils dans les bras de sa femme », ou encore « Allons ! Rentre au logis, songe à tes travaux, au métier, à la quenouille et donne ordre à tes servantes de vaquer à leur ouvrage ».
Pourtant, elle n’évolue et n’agit qu’au travers de la guerre. Mais, toutes ses tentatives d’influencer les combats, tous ses conseils stratégiques sont voués à l’échec par l’ordre naturel des choses : parce qu’elle est une femme et qu’elle n’est pas troyenne. Toujours au Chant VI, Hector le lui rappelle d’ailleurs lorsqu’il déclare : « au combat veilleront les hommes, tous ceux – et moi le premier – qui sont nés à Ilion ».
Tout en Andromaque donc ne devrait être que mesure, pourtant derrière la réplique d’Hector, on commence à transparaître sa part de démesure.
En effet, avant même d’être épouse et mère, Andromaque est une figure de l’exil. On apprend tout d’abord qu’elle est orpheline et qu’elle a perdu la totalité de sa fratrie à cause d’Achille. De fait, son mariage a constitué un premier exil, sans espoir de retour au Royaume de ses défunts parents. Et, la fin d’Hector, elle la pressent dès le départ de son époux au combat et elle la voit au Chant XXIV : comme un nouvel exil annoncé, assorti cette fois de servitude, par un nouveau coup d’Achille. La mort d’Hector la conforte dans la prescience de son destin de butin de guerre d’un des achéens vainqueurs, et sa crainte d’échoir en part d’honneur à celui qui lui a ravi ceux qu’elle aimait le plus.
Autre aspect de la démesure, Andromaque incarne également une figure du deuil – un deuil qu’elle porte en elle dès le Chant VI, mais qu’on retrouve au Chant XXII et bien sûr qu’elle transcende au Chant XXIV. C’est une véritable isotopie du chagrin dont le poète parsème le parcours d’Andromaque. Celle-ci est tour à tour pleurante, ou « avec un rire en pleurs », ou « versant de grosses larmes », devant le spectacle d’Hector traîné devant Troie « une nuit sombre enveloppe ses yeux », elle lance « pleurante » le chœur de ses esclaves qui « lui répondent par des sanglots ». Et, sur le corps d’Hector elle n’est plus que larmes sur son époux, sur son propre destin et sur celui de ce fils qu’Hector lui a donné et dont le sort néfaste parait scellé.
En Hector, elle pleure celui en qui elle a tout aimé à l’exception du guerrier qu’il est devenu par devoir pour Troie et par piété filiale. Mais, dans sa démesure, à l’inverse d’Hécube, elle n’en veut pas seulement à l’assassin de son époux, elle met en cause la Guerre en tant que seule responsable de son malheur.
Andromaque pleure aussi sur le sort de son fils, Astyanax - symbole par son nom seul (maître des remparts) des conseils de prudence qu’Hector n’a pas suivis, ce qui lui a coûté la vie. Ce fils dont Hector au faîte de sa gloire rêvait qu’il soit plus vaillant que lui, qu’il règne souverain sur Ilion et dont l’avenir à ce moment se résume à une alternative : au mieux finir captif occupé « à vaquer à des corvées serviles », au pire, sous la loi de cette vendetta qu’est en fait la Guerre de Troie, « précipité du haut des remparts par quelque Achéen, en haine d’Hector qui lui aura pris un frère, un père, un fils ».
Au-delà de son deuil enfin, Andromaque devient le symbole de la fidélité, et dans cette voie c’est Hector qui lui a donné la marche à suivre : « Un jour on dira en te voyant pleurer, c’est la femme d’Hector, Hector le premier au combat parmi les troyens dompteurs de cavales, quand on se battait autour d’Ilion » (Chant VI). Fidélité par delà la mort, la captivité et l’exil - qu’on retrouvera d’abord dans les vers de Virgile puis sous la plume de Racine :
« Ma flamme par Hector fut jadis allumée ;
Avec lui dans la tombe elle s’est refermée. »
Et, le mythe la montre en Epire, captive de Néoptolème-Pyrrhus, fils de celui à qui elle doit son malheur, faisant élever un monument à la mémoire d’Hector et dont elle perpétue le culte malgré ses remariages forcés.
Donc nous avons découvert le portrait des trois femmes les plus importantes de l’Iliade. Et nous venons de voir qu’on peut les classer toutes trois dans la catégorie des héroïnes, bien qu’elles gardent leur statut de femme ; donc ne prenant pas part à la guerre, et la subissant tout de même. Mais, à travers elles, c’est essentiellement la personnalité d’Hector qui transparaît, Hector le guerrier, puis Hector le héros mort. En effet, les funérailles d’Hector marquent la fin du dernier chant, qui lui-même marque la fin de l’Iliade. Le fait qu’Hector ait droit à des funérailles dans les règles est une façon de rendre possible le culte du héros mort. Mais Homère rend également possible à travers les trois femmes qui pleurent sur le corps d’Hector le culte du héros humain, dans les deux sens du terme.
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La personnalité de la femme grecque antique à partir du Chant XXIV de l'Iliade (Lamentations sur le corps d'Hector) à l'attention des étudiants.
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