lundi 1 mars 2010

Exposé Gérard de Nerval - El Desdichado

EL DESDICHADO

PLAN DE L’EXPOSE
***

INTRODUCTION

I - LA COMPOSITION, un équilibre parfait quasi architectural

1 – Rigoureuse forme du sonnet

2 – L’alexandrin classique

II – LES CHIMERES

1 – Chimères mythologiques et fabuleuses

2 – La Chimère cosmologique

3 – La Chimère végétale support du panthéisme nervalien

III – LES IDENTITES LITTERAIRES DE NERVAL

1 – L’inspiration romantique

2 – La Renaissance. La Pléiade

3 – Le Roman Tragique héritier de Scarron

CONCLUSION


***

INTRODUCTION

Gérard de Nerval

Gérard LABRUNIE, dit Gérard de Nerval
1808-1855
Il perdit sa mère en bas âge et fut élevé à Mortefontaine, dans le Valois, par un grand-oncle : les paysages du Valois et l’absence d’affection maternelle le marqueront profondément. La première partie de sa vie est celle d’un dandy et d’un romantique passionné. Attiré par l’Allemagne, il traduit une partie du « Faust » de Goethe (1828), écrit des vers et fait de la critique dramatique. Mais, après une passion malheureuse pour l’actrice Jenny Colon, qu’il transfigurera dans ses œuvres, il est frappé, à partir de 1841, de crises d’aliénation mentale, qui entraîneront son internement à plusieurs reprises. Il continue cependant à voyager en Italie, en Allemagne, en Orient, et il écrit alors ses plus belles œuvres : Les filles du feu (fin 1853), ensemble de sept contes dont chacun porte le nom d’une femme (Sylvie est le plus célèbre), le recueil de poèmes les Chimères (1854) et Aurélia ou le rêve et la vie (1855). Il a publié en 1851 Voyage en Orient où se traduit son intérêt passionné pour les mythologies antiques et les croyances ésotériques. Un matin de janvier 1855, on le trouva pendu dans la rue de la Vieille-Lanterne, à Paris, à l’emplacement actuel du Théâtre de la Ville.
Les Chimères est un recueil de 12 sonnets dont El Desdichado est le premier. Ce recueil a été intégré aux Filles du Feu en guise de prologue. « Les Chimères » est un regroupement de 2 séries de poésies précédemment écrites. Un premier groupe en 1841, le deuxième en 1853, auquel est rattaché El Desdichado. On notera que ces poèmes ont été conçus à la suite de crises de folie. Le Poète avouant : « ils ont été faits non au plus fort de ma maladie, mais au milieu même de mes hallucinations ».
Nous verrons donc dans un premier temps la composition de ce poème puis certaines des chimères qu’il recèle et enfin les identités littéraires de Nerval.

LA COMPOSITION, un équilibre parfait quasi architectural.
a) Rigoureuse forme du sonnet
- 2 quatrains puis deux tercets. C’est une forme apparu au 16ième siècle, poursuivie au 17ième siècle , laissée de côté au 18ième pour subir un renouveau au 19ième siècle.
- Alternance rime masculines et féminines. Ex : « inconsolé /abolie » vers 1-2
- Les deux quatrains ont des rimes croisées (ABAB) « constellé Italie désolé s’allie » 2ième quatrain.
- Les quatre premiers vers du début des deux tercets ont des rimes embrassées (ABBA) « Biron /reine /sirène/ Achéron »
- Les deux derniers vers plus souples dans leur homophonie possèdent des rimes plates (AA) « Orphée/fée »
- Le fait que Nerval suive la rigoureuse forme du sonnet sans se permettre quelques innovations (sans parler du rupture totale) le rapproche plus dans la forme du poète de la Pléiade Ronsard que de ses contemporains romantiques. Cela en aucun cas dans le fond, en effet l’occurrence « luth » (vers 3) ainsi que « lyre » (vers 13) sont des emblèmes du lyrisme, ce courant romantique qui explore les passions du moi de l’individu.
- Nous remarquons une rupture entre les deux quatrains et les deux tercets. En effet la formule assertive « Je suis » (vers 1) que l’on trouve dans le premier vers du premier quatrain se retrouve reprise dans le premier vers du premier tercet par la formule cette fois interrogative : « Suis-je » (vers9). Le poète, qui ne peut définir son identité que comme celle des autres, interroge lui même son attitude par cette formule interrogative. Car nous pouvons le remarquer ceux qu’il se dit être en grande partie comme « Le prince d’Aquitaine » (vers 2) ne sont plus, il est donc ce qui n’est pas. Il incarne sa propre dépossession.
b) L’alexandrin classique
- Les quatorze vers de ce sonnet sont dans l’ensemble composés d’alexandrins classiques (6 plus 6). La césure en deux hémistiches est pour chacun d’eux assez repérable. Par exemple : « Je suis le ténébreux / le veuf l’inconsolé »
- Ces vers pairs donnent une certaine idée d’équilibre, équilibre tout dans d’abord dans l’affirmation péremptoire puis dans l’interrogation. Cela donne l’impression que le poète croit avec assurance se connaître pour finalement douter mais avec la même assurance. Ces emprunts d’identités sont provisoires car elles ne le satisfont pas. La graphie particulière du vers 9 par exemple en est le signe :
« Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ? »
Les points de suspension renforcent la mise en débat du contenu de l’interrogation.
- Enfin les deux derniers alexandrins qui contrastent par leurs homophonies peuvent aussi être considérés comme une rupture sémantique et la chute caractéristique d’un sonnet.
Vers 13-14 : « Modulant tour à tour sur la lyre d'OrphéeLes soupirs de la sainte et les cris de la fée »
La seule chose dont soit sûr le poète c’est qu’il en est un au même titre qu’ «Orphée » et qu’il emprunte des identités provisoires et leurs sentiments chrétiens (« sainte ») et païens (« fée ») selon une attitude bien romantique et lyrique (« lyre » comme métonymie du lyrisme)
Enfin nous noterons la majuscule de la première lettre du nom commun « Mélancolie » (vers 4) écrit en italique qui insiste bien sur les conditions mentales du poète et place complètement le sonnet au sein du romantisme noir). Sur certaines éditions d’autres mots sont en majuscules comme Etoile (vers 3) qui renvoie nous le verrons dans une seconde partie à une identité théâtrale, au Roman Comique de Scarron : ici la majuscule permet la polysémie entre le nom propre et le nom commun, un écart entre le signe et le référant propre au langage poétique par le signe « étoile » nous pensons au personnage mais aussi aux astres.

En conclusion de cette première partie : Nous avons privilégié la forme au sens bien que ces deux éléments soient étroitement liés. Nous allons le voir par la suite, ce sonnet (forme poétique relativement courte) est par le biais des identités provisoires très riche sémantiquement. Peut être parce que comme le disait Baudelaire « Parce que la forme est contraignante l’idée jaillit plus intense » Lettre à Armand Fraisse du 18 février 1860.


II – LES CHIMERES

Les chimères (du titre- éponyme de l’œuvre à laquelle appartient le poème) sont des animaux fabuleux – voire des monstres - nés de l’accouplement de deux êtres dissemblables, parfois complémentaires souvent antinomiques. C’est également, pour Nerval, le rêve inaccessible d’une union parfaite avec au moins une des figures de la femme idéale.

1- Chimères mythologiques et fabuleuses
Les chimères sont partout présentes dans le Poème. Le titre lui-même en est un exemple : « El Desdichado », le chevalier en déshérence tiré de l’Ivanhoé de Walter Scott, le chevalier : déclinaison médiévale du Centaure mythologique – mi-homme, mi-cheval. Autres chimères : la Sirène du vers 11, femme-poisson mythologique et la fée, du dernier vers, en l’occurrence Mélusine, femme-serpent tirée d’une légende médiévale poitevine.

2- La chimère cosmologique
Mais les chimères ne sont pas toutes mythologiques, elles peuvent sous la plume de Nerval devenir cosmologiques et concrétiser l’union des contraires, notamment celle de l’ombre et de la lumière qui se côtoient tout au long du sonnet par touches, allusions et métaphores mais dont la plus significative semble être le Soleil noir du vers 4.
Le soleil noir est un thème récurrent chez Nerval. Il en est également question dans « Le Voyage en Orient » (1851) et, dans Aurélia, il apparaît comme le corollaire d’une volonté d’autodestruction dont le poète prend conscience par la crainte de la fin d’un monde : « Arrivé sur la Place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. A plusieurs reprises, je me dirigeai vers la Seine mais quelque chose m’empêchait d’accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup, il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre… Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au dessus des Tuileries. Je me dis : La nuit éternelle commence et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil ».
Il s’agit bien d’une image tirée de l’Apocalypse de Saint-Jean (Livre VI – Verset 12) : « Puis je vis l’Agneau ouvrir le sixième sceau ; survint alors un grand séisme, le soleil noircit comme tissu de crin, la lune entière devint rouge sang, et les étoiles du ciel se mirent à choir sur terre »…

Ma seule Etoile est morte et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Le soleil noir de la mélancolie, c’est le retrait du monde, dans la nuit de la folie, antichambre de la mort elle-même prélude à de nouvelles vies.

3- La chimère végétale support du Panthéisme nervalien
Les chimères peuvent également être végétales, ainsi en va-t-il de celle évoquée au vers 8, Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie. On peut y lire la fusion de deux couleurs complémentaires : le rouge, symbole, selon l’occultiste du XIX° siècle Oswald WIRTH, de l’esprit, de l’ardeur, de l’amour et de l’énergie, et le vert symbole de végétation, de fluide vital, d’eau nourricière, de lascivité et de langueur – le thème est d’ailleurs relayé par les vers 10 et 11 avec le rouge du baiser de la Reine et le vert d’eau sous-entendu de la grotte où nage la Sirène. Le vers 8 est également significatif de la chimère panthéiste nervalienne : la rose, fleur chrétienne emblématique de la vierge et de la sainteté et la vigne symbole par excellence du paganisme dionysiaque. Le dernier vers répond en écho avec Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée. Mais à qui Nerval fait-il allusion en l’occurrence ? Car s’il transparaît que les cris sont ceux de Mélusine qui revient hanter les douves du château de Lusignan et signale ainsi sa présence ; qu’en est-il des soupirs, sont-ce ceux d’Adrienne (tirée de Sylvie des « Filles du Feu ») ? - Adrienne, ce rêve d’amour de jeunesse à la voix merveilleuse, « cette belle à peine entrevue », perdue par Nerval, pour avoir été consacrée par sa famille à la vie religieuse et qui mourra au couvent.
Dans une moindre mesure, la fleur (du vers 7, La Fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé) peut être rattachée à la Chimère Végétale dans la mesure où elle induit une double interprétation, en fonction du genre de fleur auquel le poète aura fait référence, et du degré d’intensité qu’on donne au qualificatif désolé. Si, ainsi qu’il est mentionné dans une annotation portée par Nerval à un des manuscrits de l’œuvre, il s’agit de l’Ancolie, l’auteur s’inscrit à la fois dans le romantisme par le rapport poétique de cette fleur à la tristesse et, pourquoi pas dans une lecture plus hermétique : ancolie apparaissant comme la rime parfaite, mais en l’occurrence secrète de Mélancolie, tout en étant son homophone… Mais si on pense à la rose trémière – ou althæa – de la famille des mauves, autre fleur fétiche de Nerval, dont il est par ailleurs question dans un autre sonnet des « Chimères » : Artémis, on replace certes le vers dans une démarche chrétienne (dans la mesure où Nerval fait de cette fleur l’attribut d’une « sainte napolitaine »). Mais, on confère également à son auteur une identité romantique résolument noire et presque masochiste, car à ses yeux la rose trémière est symbole de mort et d’amour défunt :
C’est la Mort – ou la Morte… ô délice ! ô tourment !
La rose qu’elle tient, c’est la Rose trémière.

La chimère, c’est encore pour Nerval « les deux moitiés d’un seul amour », que le poète ne peut atteindre dans son idéalité quelles que soient ses identités au fil des temps, car tous les personnages dont il revêt la forme sont amants contrariés dans leur passion, très souvent esseulés et peut-être parfois félons…


III – LES IDENTITES LITTERAIRES DE NERVAL

1- L’inspiration romantique
Dans cette quête de la dualité, le romantisme constitue un terreau de prédilection pour le poète, tant dans ses sources historico-légendaires, que dans ses paysages ou ses évocations. Encore faut-il regarder avec prudence telle ou telle occurrence, car la lecture en est souvent double et renvoie à une autre identité.
Le titre « El Desdichado », littéralement le malheureux, le déshérité, puise ses racines dans le Moyen-Age idéalisé par les romantiques, et plus particulièrement par Walter Scott dans son Ivanhoé. Ce pauvre chevalier a perdu tous ses biens, Walter Scott écrit à son sujet : « il n’avait d’autres armoiries qu’un jeune chêne déraciné – qui renvoie à la tour abolie du vers 2 – et sa devise était le mot espagnol : Desdichado, c'est-à-dire déshérité ».
Fidèle au roi Richard Cœur de Lion, ce chevalier défie en tournoi les partisans de Jean Sans Terre, monarque à la déplorable réputation dont d’autres auront aussi à souffrir. C’est le cas d’Hugues IX de Lusignan (vers 9) qui, au 12° siècle, se plaignit à Philippe Auguste, son Suzerain, contre le même Jean Sans Terre qu’il accusait d’avoir enlevé sa fiancée : Isabelle d’Angoulême.
Des Lusignan, Nerval exploite aussi la geste médiévale poitevine qui fait de la Fée Mélusine l’aïeule et la protectrice de cette famille. Mélusine avait fait promettre à son époux Raymondin de Lusignan de ne surtout pas chercher à la voir le samedi. Mais, celui-ci finit par surprendre le secret de la fée qui se changeait ce jour-là partiellement en serpent. Mélusine disparut aussitôt, et depuis ce temps, chaque fois qu’un Lusignan est en danger, elle est censée revenir dans les douves du château pousser des cris de douleur – les cris de la fée du dernier vers.

L’identité du Prince d’Aquitaine à la tour abolie (vers 2) parait beaucoup plus incertaine. S’agit-il de Richard Cœur de Lion (prisonnier dans une tour et lui-même ennemi de Jean Sans Terre) ? Du Prince Noir ? Du Duc d’Aquitaine Guillaume IX, surnommé le Prince des Troubadours ? Ou plus simplement d’une identité onirique de Nerval qui se voulait, par son père, le descendant d’une haute lignée de cette région et dont une partie du nom « brunn »signifierait « tour » en gothique.

Le deuxième quatrain fait passer le lecteur de l’ombre du veuvage et du Soleil noir à la nostalgie de la lumière italienne. Ces vers ne sont pas sans ressembler à l’évocation par Nerval d’un séjour en Italie, qu’il situe au printemps 1835, dans « Octavie » (une autre nouvelle des « Filles du feu »). Octavie apparaît comme une des clés possibles de El Desdichado, notamment dans la description que Nerval en fait dans « les Filles du Feu » et dans les pouvoirs qu’il lui prête : « Cette fille des eaux, qui se nommait Octavie, vint un jour à moi toute glorieuse d’une pêche étrange quelle avait faite. Elle tenait dans ses blanches mains un poisson qu’elle me donna ». Octavie est la métaphore de la Sirène, c’est la Reine des poissons. Mais, c’est aussi la consolatrice, celle grâce à qui le poète renonce à la tentation par deux fois repoussée d’un suicide par noyade dans la mer, après avoir gravi (sic)« le Pausilippe au dessus de la grotte » (Le Pausilippe est une montagne près de Naples au dessus d’une grotte : la crypta neapolitana, entrée mythique des enfers où la légende situe le tombeau de Virgile).

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie (vers 5 et 6)
Et vers 12 :
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron.

Enfin, en ce qui concerne l’évocation de Biron (vers 9) les sources consultées indiquent que Nerval a pu écrire indifféremment Biron ou Byron. Dans le deuxième cas, il a donc pu faire allusion au poète romantique anglais qui a incarné dans son œuvre l’orgueil, la révolte, la violence et la provocation et qui est mort en 1824 par amour pour la Liberté au milieu des insurgés grecs luttant pour leur indépendance contre les ottomans.
Mais, Nerval peut également faire allusion à Charles de Gontaut, Duc de Biron, compagnon d’Henri IV qui le fit Maréchal de France et Gouverneur de Bourgogne, mais qui conspira contre lui et qui fut exécuté sur ordre du roi…
Dans cette deuxième acception, l’identité connexe de Phébus, au début du même vers, pourrait trouver son origine dans le Roman Historique d’Hugo, « Notre Dame de Paris » et faire référence à cet inconsistant capitaine des gardes infidèle dans ses amours autant que lâche dans son inconstance.
Dans ce cas, le jeu d’ombres et lumières de l’œuvre s’en trouve décalé, le soleil et le chantre de la liberté cédant la place à leurs doubles obscurs : le traître à sa passion et le traître à son roi…

2- La Renaissance. La Pléiade.
Mais en deçà du Duc de Biron et d’Henri IV, Nerval va également puiser une partie de ses sources dans la Renaissance. Dans la forme du Poème déjà, il s’agit d’un sonnet aux formes métriques rigoureuses, même s’il n’emploie pas les décasyllabes, leur préférant les alexandrins qu’avant lui Ronsard ou Du Bellay avaient aussi utilisé.
Par ailleurs, Nerval ne cache pas son admiration pour les poètes de la Pléiade, ainsi en 1830 publie-t-il un choix de Poésies de Ronsard.
On pourrait voir l’influence de la Pléiade dans les deux premiers vers du premier quatrain :
Je suis le Ténébreux – le Veuf, - l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie

qui, du même coup, perdraient les accents sombres de leur lecture romantique pour prendre l’aspect d’un clin d’œil, Nerval surjouant alors son désespoir en prenant une série d’identités irréalistes (ce qui expliquerait l’emploi de majuscules initiales devant ce qu’on considère ordinairement comme des noms communs), à l’exemple des surnoms pompeux dont s’affublaient certains mauvais poètes du XVI° siècle – mauvais poètes fustigés par Du Bellay dans sa « Défense et Illustration de la langue française » quand il écrit : « Je ne souhaite moins que ces Dépourvus, ces Humbles espérants, ces Bannis de liesse, ces Esclaves, ces Traverseurs soient renvoyés à la Table ronde : et ces belles petites devises aux gentilshommes et damoiselles, d’où on les a empruntées ».

Le deuxième quatrain pourrait également se lire à l’aune de l’Italie française qu’ont pu connaître certains des poètes de la Renaissance, tels Ronsard qui a participé aux Guerres d’Italie entreprises par les rois de France - et plus particulièrement Louis XII et François I°. De même peut-on y percevoir l’influence de Joachim Du Bellay dans « Les Antiquités de Rome » ou « Les Regrets ».

Par ailleurs, certaines des identités fabuleuses envisagées par Nerval, ont été des thèmes de prédilection des versificateurs de la Renaissance. On notera d’ailleurs qu’ici dans tous les cas, il s’agit une nouvelle fois d’amoureux contrariés ou d’amants esseulés.
Suis-je Amour ou Phébus (vers 9) ou Orphée (vers 13)
Amour, Eros a vu son amour pour Psyché mis à mal par des épreuves imposées par Vénus. La vie amoureuse de Phébus, Apollon, est parsemée d’échecs (Daphné métamorphosée en laurier, Clytie changée en héliotrope, et Hyacinthe en jacinthe). Enfin, Orphée descendit aux Enfers, et comme Nerval deux fois vainqueur [traversa] l’Achéron pour y chercher Eurydice, qu’il perdit définitivement pour l’avoir regardé…

3- « Le Roman Tragique » héritier de Scarron.
L’ultime identité nervalienne ne serait-elle pas celle de Brisacier, ce comédien fou de son art dont le poète endosse la personnalité dans sa Lettre Préface à Alexandre Dumas et qu’il ressuscite du Roman Tragique qu’il a conçu en 1844.
Par cette œuvre, Nerval entendait donner une suite au Roman Comique, paru en 1651, dans lequel Scarron narrait les tribulations d’une troupe de comédiens ambulants et notamment Le Destin (nom originellement choisi comme titre à El Desdichado) et l’Etoile, jeune comédienne que le Destin finira par épouser au grand dam de La Rancune (un autre comédien) et de Ragotin (petit avocat rimailleur sans talent qui décide de se joindre à la troupe).
Et quand Nerval écrit :

Ma seule Etoile est morte et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie

Brisacier, son double tragi-comique, lui répond en écho, en guise de prologue aux Chimères : « me voici encore dans ma prison, madame ; toujours imprudent, toujours coupable à ce qu’il semble, et toujours confiant, hélas ! Dans cette belle étoile de comédie, qui a bien voulu m’appeler son destin. L’Etoile et le Destin : quel couple aimable dans le roman du poète Scarron ! »... « moi, le brillant comédien naguère, le prince ignoré, l’amant mystérieux, le déshérité, le banni de liesse, le beau ténébreux… »
Brisacier apparaît comme la face théâtrale de Nerval, non seulement dans ses œuvres dédiées au théâtre mais aussi dans ses amours d’actrices, telles Jenny Colon. Il apparaît également comme la preuve vivante des échecs amoureux de Nerval. On est d’ailleurs en droit de s’interroger sur l’identité réelle de Brisacier, ne serait-ce pas « ce pauvre Ragotin » au destin tragique d’amoureux éconduit au fond si semblable à celui de Nerval, et qui manqua son suicide par pendaison, par malchance, pour mourir stupidement noyé sans l’avoir voulu – Ragotin, qui n’eut d’autre talent poétique que celui d’avoir réussi sa propre épitaphe.

Ci-gît le pauvre Ragotin
Lequel fut amoureux d’une très belle Etoile
Que lui enleva le Destin

Pour elle il fit la comédie,
Qu’il achève aujourd’hui par la fin de sa vie.


CONCLUSION

En définitive, la seule identité nervalienne dont on ne puisse douter tout au long du poème, c’est son identité poétique récurrente tant dans ses figures d’élection que dans leurs attributs.
Autre point d’ancrage de El Desdichado, la dualité que Nerval revendique et dont il fait une condition sine qua non de sa quête, voire même le moteur de sa démarche.
Et, à la conjonction de l’Art et de la Dualité, on peut placer sa croyance dans la métempsychose, laquelle établit le poète en héritier de ses propres expériences passées et ramène son œuvre à un travail perpétuellement inachevé, mais en devenir constant puisque appelé à être complété à l’infini.
Nerval n’écrit-il pas en effet : « inventer au fond c’est se ressouvenir » ?


En tout état de cause, le parti pris du présent exposé n’était pas tant de mettre en lumière le texte dans son intégralité, que de tenter d’en éclairer les facettes les plus significatives. La complexité d’une telle œuvre, malgré son évidente brièveté, offre tant de possibilités d’angles d’exposition - dans l’espace, mais aussi dans le temps – qu’elle ne s’accommodera jamais de la prétention d’en faire une lecture fermée et définitive.

1 commentaire:

  1. El Desdichado de Gérard de Nerval expliqué pour les étudiants en Lettres.

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